Chapitre 2 - Benoît se retrouve face aux soldats de la SAGEREP

- Mais, d’où tu viens ?! dit Christophe alors que Benoît rejoignait les troupes au pas de charge.

- L’armée d’en face sait ce qu’il se passe dans la jungle. Les séminaires qui dégénèrent, les formations à l’auto-mutilation… Ils ne veulent plus se laisser faire.

 - Et toi, qu’en penses-tu ? Tu penses qu’il faut continuer ? Tu es motivé ? Tu n’es pas trop fatigué ?

- Tu sais moi… Tout ça va si vite… Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre… Je suis content, ça a du sens. On ne se lève pas pour rien le matin, c’est ça qui est bien dans ce métier. Mais...

- Mais ?

- Le rhinocéros est passé les voir, j’ai vu ses traces. Des traces profondes. Dans la boue sèche.

Le visage de Christophe se transforma en l’espace d’un instant. Et tout à coup, devant Benoît surgit un enterré vivant, grattant frénétiquement le couvercle de son cercueil du bout des ongles, dans l’espoir fou d’aspirer encore une goulée d’air. Une dernière.

- Je dois voir Jean-Emmanuel. Je dois voir Jean-Emmanuel. Je dois aller le voir. Je dois aller le voir. Je dois le prévenir.

Christophe fit volte-face et courut vers l’arrière-garde en poussant des couinements stridents et en bousculant mandrilles et gorilles sur son passage. Pendant ce temps, de l’autre côté du champ de bataille, les ombres se rapprochaient dangereusement. “Encore quelques couloirs et je les verrai débarquer dans mon arbre”, chuchota Benoît au coeur de lui-même. “ Je ne veux pas qu’elles s’installent dans mon arbre. Jean-Emmanuel dit que les eaux qu’elles boivent sont croupies et infusées au sang et à la glaire. Jean-Emmanuel dit que le bol de riz qu’elles mangent tous les midis est malaxé avec de la sueur récoltée par litres je-ne-sais-où. Cela ne doit pas arriver.”

Le jeune bonobo fit quelques pas en avant, et se retourna. Devant ses camarades Rémi et Bastien, mais surtout devant tous les autres, il éleva son menton, mit ses mains sur ses hanches et rentra le ventre. Puis après quelques secondes à toiser son public de primates, il déchaussa ses dents d’un coup sec. Mais cela ne fit pas l’effet que Christophe, son supérieur, avait mis des années à peaufiner. En effet, seule la rangée inférieure était visible. Et la peau de son visage, tirée vers sa mâchoire, agrandissait ses cernes jusqu’à ses pommettes. “Tu veux pas aller te reposer ?”, lui demanda Rémi. “ Voilà ce que je te propose : tu me passes ton arme. J’assure le coup pour cette bataille, et tu me rends la pareille pour la suivante ”, continua-t-il en esquissant un sourire en coin.

Benoît se retourna, brandit sa bouilloire au-dessus de sa tête, cria très fort et partit au combat. Et les bonobos - parce qu’il était l’un des leurs ; et les mandrilles - pensant à qui serait le plus en verve pour récupérer le mérite après la bataille ; et enfin les gorilles - tout contents de marcher jusqu’à la mort, le suivirent au combat.

C’est maintenant Benoît qui se rapprochait dangereusement des ombres, la bouilloire à la main, prêt à en découdre. Derrière lui - mais il ne s’en était pas encore aperçu - l’armée du Syndicat, fondant vers l’ennemi, prêt à l’ingérer à la façon de tout organisme vivant normalement constitué. Devant lui, les troupes de la SAGEREP, informes, mouvantes, comme un rêve qui file au réveil, mais aussi voraces et étrangement attirantes, comme un cauchemar dont on n’arrive pas à se sortir. Benoît s’aperçut qu’elles continuaient à croître à l’envers, à la manière d’une horloge faisant apparaître une à un des personnes chères et disparues. Une fois encore, le paysage vira au gris. Benoît pris la tête d’une vieille babouine, et la poussa violemment jusqu’à ce que tout son corps s’empêtre et s’écrase dans la boue sèche. Alors qu’il la dépassait, elle s’attacha à une touffe de poils dans son dos et pour quelques mètres se laissa tirer. Sans remarquer sa présence, mais incontestablement ralentit par son poids, Benoît s’arrêta pour reprendre son souffle. La vieille en profita pour se hisser sur son dos. Et, tout en se collant très fort, elle commença à approcher tout doucement sa bouche de son oreille.

- Attention, sur ton dos ! hurla Bastien, qui était à quelques mètres derrière lui.

 Benoît se retourna et vit à sa traîne la formidable équipe qui - croyait-il - s’était élancé grâce à lui. Il replia ses jambes jusqu’à se tenir accroupi, et rougit de fierté en posant sa tête pensivement sur sa main. Bastien et Rémi en profitèrent pour le rattraper. Et, alors qu’il semblait méditer, ils martelèrent la tête de la vieille babouine avec leurs bouilloires personnelles. Et plus les coups pleuvaient, plus la victime de leur ire réassurait ses prises. “Tu vas lâcher, oui, salope ??!! pensait très fort Rémi, alors que son avant-bras s’ankylosait dangereusement. Tu vas lâcher ??! ” Il regarda son collègue d’infortune, espérant partager avec lui son incompétence de plus en plus flagrante, et s’aperçut avec bonheur que lui aussi luttait contre la tétanie. Et puis la vieille tomba comme un tique qu’on arrache. Bientôt cela serait derrière eux. La journée pouvait alors continuer.

Pendant ce temps, Christophe venait tout juste de revenir sur la ligne de front, à côté d’un gorille portant une tonsure, des lunettes rondes, et qui semblait vouloir compenser la bassesse de son front et la petitesse de sa taille, par la grosseur de son embonpoint.

- Viens, Jean-M, viens ! dit Christophe d’une voix tremblante d’excitation.

Dès sa prime jeunesse, Jean-Emmanuel savait obscurément que quelque chose le séparait de ses congénères. En grandissant, il s’était rendu compte qu’il ne les comprenait pas très bien. Ecarté de son espèce malgré ses efforts, il alla voir les mandrilles pour leur demander s’il était possible, de temps à autre, de déjeuner avec eux, peut-être de se voir après le boulot. Mais, après en avoir discuté collectivement, les mandrilles rejetèrent la demande, jugeant que Jean-Emmanuel ne leur serait d’aucune utilité. Néanmoins, Christophe était d’un autre avis. Pourquoi ? Peut-être avait-il juste voulu se sentir intelligent. Et en cela, il avait un point commun avec Jean-Emmanuel, qui considérait son accointance avec Christophe comme une occasion rêvée de tourner l’ensemble des mandrilles contre son ancienne famille : les gorilles.

Jean-Emmanuel arriva sur la ligne de front d’un pas lourd, déchaussa ses lunettes et regarda au loin en plissant légèrement les yeux, le sourcil droit relevé. Là-bas dans la boue, le brouillard et les cris, se dessinait un paysage de victoires rapidement acquises et de personnels vite oubliés. Jean-Emmanuel sentait confusément qu’il pouvait prendre avantage de la situation. Alors, à la façon d’un vrai leader, il félicita le sous-fifre qui l’avait conduit à son succès en lui flattant légèrement l’encolure.

Christophe frétilla d’aise. Puis il se mit à réfléchir. “C’est le moment, Christophe, c’est le moment de poser tes exigences. Tu es en position de pouvoir. Tu as l’avantage. Utilise ça, agis !” Christophe essaya de sourire. Mais les muscles de sa mâchoire était trop habitué à leur exercice quotidien de démantibulation, c’est pourquoi sa tentative se termina par un vilain rictus et un craquement sourd au niveau des maxillaires, qui firent frissonner de dégoût Jean-Emmanuel. Christophe s’aperçut de sa bévue, et tenta tant bien que mal de se donner un air en se passant discrètement un coup de peigne dans les cheveux. Puis il fit quelques pas rapides pour devancer Jean-Emmanuel, se retourna en face de lui, mit ses mains derrière son dos et, la poitrine haute, dit d’une voix de stentor :

- Je veux la tête de Benoît.


Jean-Emmanuel acquiesça et,  sans vraiment comprendre pourquoi, partit sur le champ de bataille.

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