Chapitre 1 - la première bataille de Benoît

Les arbres dégouttaient l'eau accumulée depuis trois jours dans les étages supérieurs de la canopée. Le ciel était noir, et des éclairs lézardaient l'horizon. Ce matin, comme tous les matins depuis le commencement du monde, l'air sentait le café et le thé trop longtemps infusé. D'habitude, Benoît ne buvait ni l'un ni l'autre, préférant pour sa forme une bonne nuit de repos, pelotonné sur sa chaise de bureau. Mais aujourd'hui, c'était différent. Il n'avait pas fermé l’œil de la nuit. Et chacune des heures passées à attendre le réveil était hanté par une question : vais-je mourir demain ? Tout son être se révoltait contre cette idée. D'habitude, pour faire face à une situation stressante comme par exemple une présentation, il s'imaginait au cœur de celle-ci et vivait par avance les émotions qui y étaient associées. Mais comment imaginer ce que seront ses derniers instants ? C'est là que l'expérience simiesque a ses limites. La nuit s'éclaircissait peu à peu. Benoît risqua un coup d’œil vers le ciel surplombant la clairière à l'orée de son campement. La lune blanche et la lune rouge partaient  chacune à leur tour vers l'horizon. Le firmament se nettoyait. Le rideau s'ouvrait sur la jungle, mais les acteurs étaient déjà las, et les spectateurs n'étaient jamais venus.

Un singe musclé et court en jambes s'approcha de Benoît, tout en revêtant son armure. Son sourire était franc, mais ses sourcils arqués et ses yeux légèrement bigleux donnait à son visage une tonalité fausse et décalée. Benoît retint son souffle et attendit qu'il prenne la parole.

- ça va être sympa aujourd'hui, hein, Benoît ? Heureusement qu'on a ce qu'il faut ! Tiens, prends ! dit-il en lui envoyant dans les mains une bouilloire bosselée que Benoît se souvint avoir vu dans le local technique du Syndicat.

Benoît la rattrapa avec maladresse et lui dit :

- Merci Christophe, mais toi tu prends quoi ?
- Mes DENTS ! AH AH !

Sa mâchoire se démantibula et laissa apparaître deux rangées de 46 dents jaunâtres et acérées. Christophe était un mandrille. Une race de singe musclée et agressive. Des qualités qui pouvaient faire la différence dans la jungle, quand il s'agissait de lutter pour sa vie. Christophe n'avait pas manqué de mettre ces qualités en avant dans l'entretien précédant son arrivée au Syndicat il y a un an environ. Et il avait touché juste, puisque celles-ci lui avait valu une belle promotion seulement quelques mois après sa prise de poste. Avait commencé alors une remise au pas de l'intégralité des forces combattantes du village. Les gorilles – l'un des bataillons majoritaires - s'étant montré rétifs à l'autorité de ce nouveau chef, Christophe jeta avec dépit son dévolu et son agressivité sur les quelques
bonobos qui faisaient partie de la troupe, au grand dam de Benoît.  Un mois plus tard, celui-ci pliait l’échine. Et quand il alla s’excuser pour sa vie auprès du chef du Syndicat, Benoît vit Christophe dans un des coins du bureau lui sourire timidement.

A 6h30, l’aube fît rougeoyer les mines perplexes des 200 jeunes singes placés en première ligne. La plupart avaient été embauchés sur le tard, avec la promesse de primes à l’assaut, qu’on disaient mirobolantes. De l’argent vite gagné, qui s’ajoute à un premier emploi arrivant enfin après de longs mois de chômage : deux arguments qui avaient poussé les conscrits à signer sans poser de questions, alors même qu’ils n’avaient aucune formation au combat. Cela importait peu. Ce matin, ils avaient hâte d’en découdre, nerveux comme des enfants. Cent mètres plus loin, les premiers rayons de soleil faisaient scintiller quelques trace de sang résultant d’une escarmouche, sur les 3 toboggans au centre de l’aire de jeux.

Etait-ce d’avoir l’immensité pour tout horizon ? Debout en première ligne, Benoît se sentit soudainement vaciller sur ses jambes et sa vue s’obscurcit. Heureusement, Rémi et Bastien - deux bonobos - vinrent à sa rescousse avant que sa face ne touche terre.

- Lâchez-le ! Bon Dieu ! Lâ-chez-le !

Les deux bonobos se mirent au garde-à-vous. Benoît chuta lourdement sur le sol, et les poils de son visage se trempèrent de boue.

- Tournez-le, qu’il me voie !

Benoît sentit une main lui agripper le sol et le retourner violemment. Les dernières étoiles s’éloignaient à grande vitesse dans le ciel, puis il disparut, englouti par la carrure du mandrille Christophe, en armure de combat, toutes dents dehors.

- Bah alors mon singe, on se repose ? L’assaut est dans quelques minutes, tu sais.

Ses yeux brillaient et des jets de salive jaillissaient de sa mâchoire.

Benoît se remis sur ses pattes. Puis, debout, il se mit à épouiller la fourrure de son mandrille de chef, mais tout en gardant un regard sombre, comme ça, pour faire bonne figure. Christophe, lui, était tout occupé à regarder son horizon. Là-bas résonnaient les hurlement étouffés par les portes de bureaux et le grésillement des peaux en contact avec le café brûlant.

Tout à coup, une son strident, continu et d’un volume très élevé, fit sursauter les 3 rangs composant l’armée du Syndicat. Du fond des arbres jusqu’à l’orée de la forêt s’étalait 20 gorilles chargés de ramettes de papier, prêtes à être balancées en cloche sur l’adversaire, 50 mandrilles toutes dents dehors n’attendant que de hurler sur l’ennemi, et enfin - en première ligne - 100 bonobos, armés de bouilloires bosselées.

Chaque mandrille vêtit un gilet sans manches d’un orange criard, et une casquette du même acabit. Puis le silence se fit dans la jungle. Un silence apaisant, comme celui qu’on trouve sur notre lieu de travail lorsqu’on arrive un peu plus tôt que d’habitude et qu’il n’y a encore personne. A peine pouvait-on deviner, tout là-haut dans le ciel, le ronronnement lointain d’un extracteur mécanique

- AU FEU ! AU FEU ! AU FEU ! hurlèrent les mandrilles en choeur, le sourire accroché aux mâchoires.

Les bonobos furent les premiers à s’élancer. La moitié avait eu une insomnie de tous les diables la nuit précédant l’assaut. Et de fait, prenait l’embauche avec un mal de tête et des paupières lourdes. Benoît, Rémi et Bastien étaient de ceux-là. Benoît jeta un coup d’oeil en arrière et vit Christophe le suivre du regard, en griffonnant quelques notes sur un carnet qu’il tenait à la main.
Les bonobos hurlaient tant qu’ils le pouvaient, car lors de leur entraînement, on leur avaient appris que cela pouvait donner de la constance. Mais leurs cris étaient semblables à des miaulements mal assurées que font les chatons quand ils croient impressionner leur mère.

Rémi, Bastien et Benoît couraient déjà depuis une bonne minute. Et bien vite, ils furent surpris par le brouillard léger, nimbé de soleil, qui les laissaient maintenant seul au monde. Moment de grâce pour Rémi et Bastien qui étaient heureux de pouvoir enfin faire ce qu’ils avaient tant espéré, ce qui ne pouvait avoir d’autres alternatives que l’ennui. Benoît frissonna.

Puis l’environnement évolua. Le blanc translucide issu du matin clair changea par petites touches. On vit apparaître ça-et-là quelques traces d’un mur sale qui s’écaille, un gris de trottoir sous la pluie. Alors apparurent les voix.


Sur la ligne de front, Christophe trépignait. Quelques minutes plus tôt, il avait assisté au premier assaut des bonobos. Le premier bataillon qui lui avait été confié, quelle émotion ! Et même s’il avait fallu incorporer Benoît au forceps, pour que le nombre de singes fut réglementaire, Christophe avait quand même réussi à insuffler à sa création un esprit de corps dont il se sentait fier. Mais voilà, l’ombre qui grossissait à vue d’oeil à travers le brouillard et qui courait vers lui ressemblait à s’y méprendre à Benoît : un grosse tête, un dos voûté, un corps efflanqué et une démarche dont on ne sait dire si elle tient de la chute ou de la marche. Et ça n’était pas fait pour ravir Christophe, ha ça non !...
Benoît était un sale feignant. Christophe l’avait su depuis son arrivée au Syndicat la saison dernière. Benoît était un solitaire. Christophe l’avait vu lorsque chaque midi, il partait déjeuner tout seul dans la forêt quand tous les bonobos se réunissaient dans la cantine pour manger leur bout de gras avant de repartir à l’entraînement. Et maintenant, Christophe découvrait que Benoît était un lâche fuyant le combat. Le mandrille démantibula violemment sa mâchoire, se campa sur ses pattes arrière, les épaules tendues, les muscles des jambes crispés et attendit.

Quand l’ombre fut à portée, Christophe détendit ses muscles d’un coup pour se propulser dans le brouillard. Le premier coup de dents ne déchira que l’air, le mandrille tomba à la renverse et son visage se macula de boue. Ridiculisé par la situation, Christophe trépignait. Et son poing rageur battant la cadence à même le sol rencontra une autre pulsation - plus sourde, plus lente.

- ILS ARRIVENT ! cria une voix au loin. JE SUIS DESOLE, JE SUIS VRAIMENT DESOLE, ILS ARRIVENT !

Sur le paysage au loin, de gauche à droite, des milliers d’ombres sortaient de terre. De loin, cela avait l’air d’arbres abattus qui se relèvent comme dans un film monté à l’envers. Ce spectacle était familier à Christophe. Mais aujourd’hui, sans qu’il ne puisse expliquer pourquoi, cette vision lui glaça le sang. Les ombres avançaient, lignes après lignes, vagues après vagues, pas après pas.  De l’autre côté de la plaine, les gorilles en arrière-garde paniquaient, lâchant un à un leurs ramettes de pieds pour retourner au coeur de la jungle, là où ils étaient nés. Les mandrilles eux tentaient tant bien que mal de tenir leurs troupes. C’était à qui maniaient le mieux les dents pour faire rentrer les réfractaires dans le rang.

Mais quand le premier mandrille se fit écraser par la ramette de papier que lâcha un gorille affolé, toute la bande des cadres intermédiaires fondit sur les bonobos en première ligne pour concentrer sur eux toute leur frustration. A la vue de ce bazar, Christophe commença à suer à grosses gouttes. Sa pensée comme sa vue se mirent à se troubler. Il n’arrêtait pas de penser à ce moment délicieux où sa belle armée était encore en ordre de marche, et cette pensée tournait en boucle dans son cerveau jusqu’à l’écorcher de l’intérieur. C’est à ce moment que Benoît choisit de revenir.

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